58
Pendergast arpentait silencieusement le salon de la suite Tudor sous le regard de Constance. Il s’etait brievement immobilise, donnant l’impression de vouloir parler, avant de reprendre ses allees et venues. Enfin, il se tourna vers elle.
— Vous me traitez d’egoiste. Vous m’accusez de vouloir sauver ma propre vie au detriment de celle des autres passagers, mais j’aimerais savoir quelque chose, Constance : qui donc merite d’etre sauve a vos yeux sur ce navire ?
Il attendit sa reponse en silence, une lueur d’amusement dans les yeux. C’etait bien la derniere remarque a laquelle s’attendait Constance.
— Je vous ai pose une question, insista Pendergast face a son mutisme. Qui voudriez-vous sauver parmi cette horde vulgaire et cupide petrie de bas instincts ?
Cette fois encore, Constance resta sans voix et il reprit avec un ricanement.
— Vous voyez bien ! Vous ne savez pas quoi dire, tout simplement parce que la reponse tombe sous le sens.
— Ce n’est pas vrai, repliqua Constance.
— Pas vrai, dites-vous ? Vous vous leurrez. Qu’est-ce que la verite ? declara en plaisantant Pilate sans attendre la reponse[5]. De l’instant ou vous avez pose le pied sur ce paquebot, vous avez la premiere ete revoltee par cet etalage de luxe tapageur comme par la suffisance servile de tous ces nantis. Vous avez la premiere condamne le fosse incroyable separant maitres et serviteurs. Votre attitude le soir du premier diner, les remarques acerbes que vous avez expediees a l’adresse des Philistins insoutenables dont nous etions contraints de partager les agapes, tout indique que votre jugement sur le Britannia etait deja fait. A juste titre. Laissez-moi vous reposer la question d’une autre facon : ce navire n’est-il pas un monument flottant a la betise, a la vulgarite, a la rapacite humaines ? Ce temple de la concupiscence ne merite-t-il pas amplement le sort qui l’attend ?
Il ecarta les mains afin de souligner l’evidence de son jugement.
Constance le regarda d’un air trouble. C’est vrai, l’arrogance bourgeoise et la pretention de la plupart de ceux qu’elle avait croises la degoutaient au plus haut point, tout comme elle avait ete choquee de voir dans quelles conditions miserables vivait le personnel. Les paroles de Pendergast commencaient a trouver un echo chez cette femme a la misanthropie bien ancree.
— Non, Constance, reprit Pendergast. Nous sommes bien les deux seules personnes dignes d’etre sauvees sur ce bateau.
Elle secoua la tete.
— Vous ne parlez que des passagers, mais qu’en est-il du personnel et des membres d’equipage ? Ils ne sont pas la pour s’amuser, mais uniquement pour gagner leur vie. Meritent-il de mourir, eux aussi ?
Pendergast balaya l’argument d’un geste.
— Ce sont pour la plupart des rouages superfetatoires. Ils relevent de cette maree laborieuse qui monte et descend sans laisser de trace sur la plage de l’humanite.
— Vous n’etes pas serieux. Vous avez toujours cru avec ferveur a l’humanite, vous qui avez toujours tout fait pour sauver les autres.
— Dans ce cas, j’ai sacrifie ma vie a une entreprise aussi frivole qu’inutile. Mon frere Diogene et moi nous sommes toujours accordes sur le fait qu’il n’existait pas de discipline plus absurde que l’anthropologie. Comment peut-on gacher son existence a etudier celle de ses semblables ?
Il ramassa la monographie de Brock posee sur la table du salon, la feuilleta brievement et la tendit a Constance.
— Regardez donc ceci.
Les yeux de Constance s’arreterent sur la page qu’il lui tendait. On y voyait une reproduction en noir et blanc d’un tableau representant un ange d’une grande beaute, penche au-dessus d’un personnage perplexe dont il guidait la main munie d’une plume.
— Saint Matthieu et l’ange, dit-il. Vous connaissez cette oeuvre ?
Elle le regarda, surprise par la question.
— Oui.
— Dans ce cas, vous savez qu’il existe sur cette terre peu de tableaux plus sublimes que celui-ci, ou plus beaux. Voyez l’expression concentree de Matthieu. On croirait chacun des mots de l’Evangile qu’il redige surgis du plus profond de son ame dans un elan de douleur. Et voyez, par comparaison, la langueur de l’ange venu lui apporter son aide. Sa tete penchee, la position de ses jambes, entre naivete et timidite, la sensualite presque coupable de ses traits. Voyez comme les pieds poussiereux de Matthieu se tendent vers nous, au point de sortir du tableau. Comment s’etonner que son commanditaire ait refuse une telle oeuvre ? En depit de son cote effemine, un seul regard a l’ange, dont les ailes se deploient avec grandeur et majeste, suffit a nous rappeler que nous touchons ici au divin.
Il s’arreta un instant.
— Savez-vous, Constance, pourquoi cette reproduction est la seule en noir et blanc dans ce livre ?
— Non, je n’en ai aucune idee.
— Tout simplement parce qu’il n’en existe aucune reproduction en couleurs. Ce tableau a ete detruit. Eh oui, cette preuve irremplacable du genie creatif humain a ete emportee par les bombes au cours de la Seconde Guerre mondiale. A present, repondez-moi : entre ce chef-d’oeuvre et des millions d’etres ignorants et oiseux, cette humanite dont vous pretendez qu’elle me tient tant a coeur, qu’aurais-je choisi de sacrifier aux bombes, a votre avis ? Dites-moi, insista-t-il en lui montrant le tableau.
Constance posa sur lui un regard horrifie.
— Comment osez-vous dire une chose pareille ? Qui vous en donne le droit ? Comment peut-on changer a ce point ?
— Ma chere Constance ! N’allez pas croire un instant que je me juge superieur a la masse de mes congeneres. Je suis porteur des memes tares humaines que n’importe qui d’autre. L’instinct de survie est precisement l’une de ces tares et je merite de survivre tout simplement parce que je n’ai pas envie que mon existence s’arrete. Il se trouve que je suis en mesure d’agir en la matiere. Il n’est pas question d’un danger illusoire, mais bien d’une catastrophe imminente vers laquelle nous foncons a vitesse redoublee. Et meme si je le voulais, comment pourrais-je concretement sauver ce navire ? Comme dans toutes les catastrophes, c’est chacun pour soi.
— Vous pensez vraiment que vous pourriez continuer a vous regarder dans la glace si vous abandonniez tous ces gens a leur sort ?
— Bien evidemment, et vous aussi.
Constance eut une hesitation.
— Je n’en suis pas si sure, murmura-t-elle, a la fois tentee par le point de vue de Pendergast et genee de se sentir si faible.
— Ces gens ne nous sont rien. Tout comme ces personnes dont nous lisons la notice necrologique dans les journaux. Le mieux que nous ayons a faire est encore de nous echapper de cette Gomorrhe flottante et de retourner a New York ou nous aurons tout le loisir d’oublier ce drame en nous plongeant dans nos activites intellectuelles favorites : la philosophie, la poesie, la rhetorique. La maison de Riverside Drive constitue une retraite ideale pour ce genre d’exercice. D’ailleurs, ajouta-t-il apres un court silence, n’etait-ce pas le regard que portait sur le monde mon lointain parent Enoch Leng ? Ses crimes ont ete autrement plus monstrueux que le court moment d’egoisme auquel nous nous appretons a sacrifier, ce qui ne l’a pas empeche de se consacrer a une existence de confort materiel et intellectuel. Une tres longue existence, devrais-je dire[6]. Vous savez fort bien que j’ai raison, Constance, vous qui etiez la, avec lui.
Il hocha la tete, sentant bien qu’il venait d’assener le coup de grace a son interlocutrice.
— C’est vrai, et c’est bien parce que j’etais la que j’ai pu voir ses remords lui ronger l’ame comme une nuee de vers dans du bois tendre. A la fin, je puis vous assurer qu’il ne restait plus grand-chose du personnage brillant qu’il avait ete et ce fut presque une benediction lorsqu’il…
Constance ne trouva pas la force de poursuivre, mais sa resolution etait prise : jamais elle ne se laisserait convaincre par le discours negatif de Pendergast.
— Peu m’importe vos arguments, Aloysius, car vous avez tort. Vous avez toujours aide les autres, vous avez consacre votre carriere a votre prochain.
— Je ne vous le fais pas dire, et avec quel resultat ? Qu’y ai-je gagne sinon le regret, la frustration, la souffrance, la haine des autres et leur reprobation ? Croyez-vous que l’on me regretterait si je quittais le FBI ? Par ma propre incompetence, le seul ami que j’avais au Bureau est mort dans des circonstances peu glorieuses. Non, Constance, la vie m’a au moins appris une verite amere. Tel Sisyphe, j’aurai passe ma vie a me battre inutilement en voulant sauver ce qui ne pouvait l’etre.
Sur ces mots, il se laissa choir dans le fauteuil en cuir et reprit sa tasse de the.
Constance le regardait avec degout.
— Vous n’etes pas l’Aloysius Pendergast que j’ai connu. Vous avez change. Depuis votre retour de la cabine de Blackburn, vous vous comportez de facon etrange.
Pendergast avala quelques gouttes de the avant de repondre d’un air meprisant.
— Puisque vous tenez tant a le savoir, je vais vous dire ce qui s’est passe. J’ai enfin perdu les oeilleres qui m’aveuglaient, dit-il en reposant delicatement la tasse sur la table. La verite m’est enfin apparue grace a lui.
— Qui ca, lui ?
— L’Agozyen. Il s’agit d’un objet tout a fait extraordinaire, Constance. Un mandala susceptible de reveler la vraie verite du monde dans toute sa clarte. Une verite capable de detruire les etres les plus faibles et d’ouvrir les yeux des plus intelligents d’entre nous. Grace a lui, je sais desormais qui je suis et, plus important encore, ce que je veux.
— Vous ne vous souvenez donc pas de l’avertissement des moines ? L’Agozyen est malfaisant, c’est un instrument de vengeance destine a purifier le monde.
— Je m’en souviens meme tres bien. Un terme pour le moins ambigu, vous ne trouvez pas ? Purifier le monde. Je vous rassure, telle n’est pas mon intention. Je me contenterai d’accrocher l’Agozyen dans la bibliotheque de notre maison de Riverside Drive ou je pourrai le contempler a loisir ma vie durant.
Pendergast reprit sa tasse de the et se cala confortablement dans son fauteuil.
— Car je compte bien emporter l’Agozyen avec moi dans notre engin flottant. Et vous avec, si mon plan avait l’heur de vous convenir.
La gorge nouee, Constance ne repondit pas.
— Le temps presse, il vous faut prendre une decision, Constance. Alors ? Etes-vous avec moi… ou contre moi ?
Il porta la tasse a sa bouche, mais ses yeux clairs restaient fixes sur elle par-dessus la porcelaine.